Entretien avec Frédéric Lordon, décembre 2011
Frédéric Lordon est
économiste. Il est directeur de recherche au CNRS et chercheur au
Centre de sociologie européenne (CSE). Ses derniers ouvrages parus sont
D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En
quatre actes, et en alexandrins (Seuil, 2011), capitalisme, désir et
servitude. Marx et Spinoza (La Fabrique, 2010) et L’Intérêt souverain.
Essai d’anthropologie économique (La Découverte, 2011) Il a accordé un
long entretien à La Revue des Livres fin décembre 2011. Il nous livre
ses commentaires et analyses de la crise économique actuelle et de ses
origines. Avec un ton incisif et un regard acerbe, il revient sur les
causes et effets de la crise elle-même, mais commente également le
traitement de l’économie par les médias, la place de l’économie au sein
de l’institution universitaire, et l’éventuelle sortie de l’euro.
Sonnant le glas du projet néolibéral, l’actualité est, nous dit-il, une
occasion unique de changements profonds : un monde s’écroule sous nos
yeux.
RdL :
Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui est en train d’arriver sous nos yeux,
depuis au moins une trentaine d’années, depuis 2008, depuis quelques
mois, ces dernières semaines ?
Frédéric Lordon : C’est
une leçon de choses historiques. Ouvrons bien les yeux, on n’a pas
souvent l’occasion d’en voir de pareilles. Nous assistons à
l’écroulement d’un monde et ça va faire du gravât. L’histoire
économique, en tout cas celle qui a fait le choix de ne pas être
totalement bornée – je veux parler d’auteurs comme Kindleberger, Minsky
ou Galbraith – a depuis longtemps médité l’effrayant pouvoir de
destruction de la finance libéralisée. Il fallait de puissants intérêts –
très évidemment constitués – à la cécité historique pour remettre sur
les rails ce train de la finance qui a déjà causé tant de désastres ; en
France, comme on sait, c’est la gauche de gouvernement qui s’en est
chargée.
De
sorte que, à la lumière de ces leçons de l’histoire, on pouvait dès le
premier moment de la dérégulation financière annoncer la perspective
d’une immense catastrophe, et ce sans pourtant savoir ni où, ni quand,
ni comment exactement elle allait se produire. La catastrophe en
question aura pris vingt ans pour survenir, mais voilà, nous y sommes.
Notons tout de même qu’un scénario que certains avaient envisagé d’assez
longue date considérait l’hypothèse de la succession de crises
financières sérieuses, rattrapées mais, aucune des contradictions
fondamentales de la finance de marché n’étant résolues, enchaînées selon
un ordre de gravité croissante, jusqu’à la big one. Sous ce rapport, la
première crise de la série n’aura pas pris un an pour se manifester
puisque le grand krach boursier se produit en 1987… après le big bang de
1986. Puis elles se sont succédé à intervalle moyen de trois ans. Et
nous voilà en 2007. 2007, n’est-ce pas, et pas 2010. Car le discours
libéral n’a rien de plus pressé que de nous faire avaler l’idée d’une
crise des dettes publiques tout à fait autonome, européenne dans son
principe, et imputable à une fatalité d’essence de l’État impécunieux.
Or le fait générateur est bien la crise de la finance privée, déclenchée
aux États-Unis, expression d’ailleurs typique des contradictions de ce
qu’on pourrait appeler, pour faire simple, le capitalisme de basse
pression salariale, dans lequel la double contrainte de la rentabilité
actionnariale et de la concurrence libre-échangiste voue la rémunération
du travail à une compression continue et ne laisse d’autre solution à
la solvabilisation de la demande finale que le surendettement des
ménages.
C’est
cette configuration qui explose dans le segment particulier des crédits
hypothécaires [plus connus sous le nom de subprimes] et qui va, en un
an, déstabiliser tout le système financier étasunien, puis,
interconnexions bancaires obligent, européen, jusqu’au moment Lehman.
Là, on est au bord de l’effondrement total et il faut sauver les
banques. Je dis « il faut sauver les banques », car la ruine complète du
système bancaire nous ramène en cinq jours à l’équivalent économique de
l’état de nature. Mais il ne s’agit pas de le sauver et puis rien ! Or
c’est ce que font tous les gouvernements, en se contentant à partir de
2009 d’annoncer des projets de re-régulation où le ton martial le
dispute à l’innocuité. Trois ans plus tard, la re-régulation financière
n’a pas quitté le stade velléitaire – ce qui est tout à fait regrettable
car le système bancaire est encore plus vulnérable qu’en 2007, alors
que point une crise d’un format très supérieur… Entre-temps, les
banquiers remis à flot jurent ne plus rien devoir à la société sous
prétexte que la plupart d’entre eux ont remboursé les aides d’urgence
reçues à l’automne 2008.
Évidemment,
pour rétablir leur bonne conscience en même temps que leurs bilans
financiers, il leur faut feindre d’ignorer l’ampleur de la récession que
le choc financier a laissée derrière lui. C’est de ce choc même que
viennent dans un premier temps l’effondrement des recettes fiscales,
l’envol mécanique des dépenses sociales, le creusement des déficits,
l’explosion des dettes puis, dans un deuxième temps, les plans
d’austérité… réclamés par la même finance qui vient d’être sauvée aux
frais de l’État ! Donc, depuis 2010 et l’éclatement de la crise grecque,
la finance rescapée massacre les titres souverains sur les marchés
obligataires alors qu’elle aurait trépassé si les États ne s’étaient pas
saignés pour la rattraper du néant. C’est tellement énorme que c’en est
presque beau… Pour couronner le tout, les marchés exigent – et bien sûr
obtiennent – des États des politiques de restriction coordonnées qui
ont le bon goût de conduire au résultat exactement inverse de celui
supposément recherché : la restriction généralisée est telle que les
recettes fiscales s’effondrent aussi vite que les dépenses sont coupées,
si bien qu’in fine les dettes croissent. Mais l’austérité n’est pas
perdue pour tout le monde : son parfait prétexte, « le problème des
dettes publiques », aura permis à l’agenda néolibéral d’engranger de
spectaculaires progrès, inenvisageables en toute autre circonstance. On
l’a déjà compris, la leçon de choses est bien moins économique que
politique. Elle est d’ailleurs tellement riche qu’on ne sait plus par
quel bout l’attraper. Il y a, d’un côté, l’extraordinaire position de
pouvoir conquise par l’industrie financière qui peut forcer les
puissances publiques à son secours, puis aussitôt se retourner contre
elles dans la spéculation sur les dettes souveraines, et pour finir
refuser toute re-régulation sérieuse. Il y a, d’un autre, la force de
l’agenda néolibéral qui, inflexible, poursuit sa route au milieu des
ruines qu’il a luimême créées : jamais le néolibéralisme n’a connu si
prodigieuse avancée qu’à la faveur de… sa crise historique, l’explosion
des endettements publics ayant créé une formidable opportunité pour une
entreprise de démantèlement de l’État social sans précédent, par plans
d’austérité et « pacte pour l’euro » interposés.
Où
que le regard se tourne, il ne trouve que régressions phénoménales. Il y
a enfin, et peut-être surtout, la crise historique de l’idée de
souveraineté, attaquée de deux côtés. Du côté des marchés financiers,
puisqu’il est maintenant évident que les politiques publiques ne sont
pas conduites d’après les intérêts (seuls) légitimes du corps social,
mais selon les injonctions des créanciers internationaux, devenus «
corps social concurrent », tiers intrus au contrat social, ayant
spectaculairement évincé l’une de ses parties.
Et
du côté de la construction européenne, puisque, en « bonne logique »,
il faut reconduire et approfondir ce qui s’est déjà montré toxique à
souhait : en l’occurrence le modèle européen tel qu’il soumet les
politiques économiques nationales, d’une part à la tutelle des marchés
de capitaux, d’autre part à un appareil de règles dont le durcissement
est en train de conduire à la dépossession complète des souverainetés au
profit d’un corps de contrôleurs (la Commission) ou de contraintes
constitutionnelles (« règles d’or »), et dont il faut simplement
imaginer la dépression où elles nous auraient plongés, eussent-elles été
appliquées dès 2008 – cellelà même en fait vers laquelle nous nous
dirigeons gaillardement…
Mais
peut-être la vraie leçon de choses commence- t-elle maintenant
seulement car des forces énormes sont sur le point d’être déchaînées.
Si, comme on pouvait le pressentir en fait dès 2010 au moment du
lancement des plans d’austérité coordonnés, l’échec macroéconomique
annoncé conduit à une vague de défauts souverains, l’effondrement
bancaire qui s’ensuivra immédiatement (ou qui le précédera par un effet
d’anticipation des investisseurs) sera, à l’inverse de celui de 2008,
irrattrapable, en tout cas par les États puisque les voilà
financièrement sur le flanc ; il ne restera plus que l’alternative de
l’émission monétaire massive, ou de l’éclatement de la zone euro si la
Banque centrale européenne (et l’Allemagne) se refuse à cette première
solution.
En
un week-end, nous changerons littéralement de monde et des choses
inouïes pourraient se produire : réinstauration de contrôles des
capitaux, nationalisations flash, voire réquisition des banques,
réarmement des banques centrales nationales – cette dernière mesure
signant d’elle-même la disparition de la monnaie unique, le départ de
l’Allemagne (suivie de quelques satellites), la constitution d’un
éventuel bloc euro-sud, ou bien le retour à des monnaies nationales.
Quand cette conflagration surviendra-t-elle ? Nul ne peut le dire avec
certitude. On ne peut exclure qu’un sommet européen parvienne enfin à
taper suffisamment fort pour calmer un moment la spéculation.
Mais
ce temps gagné n’empêchera pas la macroéconomie de faire son oeuvre :
lorsque s’imposera, d’ici six à douze mois, le constat de la récession
généralisée, elle-même résultat de l’austérité généralisée, et que les
investisseurs verront monter irrésistiblement le flot des dettes
publiques supposées devoir être arrêtées par les politiques
restrictives, la conscience de l’impasse totale qui se fera à ce moment
entraînera les opérateurs à nommer eux-mêmes une « capitulation »,
c’est-à-dire une ruée massive hors des compartiments obligataires et,
par le jeu des mécanismes de propagation dont la finance libéralisée a
le secret, une dislocation totale des marchés de capitaux tous segments
confondus.
Et
pendant ce temps les tensions politiques s’accumulent – jusqu’au point
de rupture ? Comme tous les seuils critiques du monde social-historique,
on ne sait pas ex ante où il se trouve ni ce qui détermine son
franchissement. La seule chose qui soit certaine est que la dépossession
généralisée de la souveraineté (par la finance, par l’Europe
néolibérale) travaille en profondeur les corps sociaux et qu’il s’en
suivra nécessairement quelque chose – et là encore on ne sait pas quoi.
Le meilleur ou le pire. On sent bien qu’il y aurait matière à réécrire
une version actualisée de La Grande Transformation de Polanyi, en
reprenant cette idée que les corps sociaux agressés par les libéralismes
finissent toujours par réagir, et parfois brutalement – à proportion,
en fait, de ce qu’ils ont préalablement enduré et « accumulé ».
Dans
le cas présent, ce n’est pas tant la décomposition individualiste
corrélative de la marchandisation de la terre, du travail et de la
monnaie qui pourrait susciter cette violence réactionnelle, mais
l’insulte répétée faite au principe de souveraineté comme élément
fondamental de la grammaire politique moderne. On ne peut pas laisser
les peuples durablement sans solution de souveraineté, nationale ou
autre, peu importe, faute de quoi ils la récupéreront à toute force et
sous une forme qui éventuellement ne sera pas belle à voir.
RdL :
La « crise de la dette » est d’abord une crise de la zone euro, où les
déséquilibres s’accumulaient et que la crise financière a déstabilisée.
Il s’agit donc d’une crise monétaire, de façon encore latente (car
l’euro n’a pas encore dévissé ni explosé) mais évidente. Le probable
effondrement de l’euro pourrait prendre plusieurs formes : une forme
atténuée, avec la création de deux zones monétaires – selon un partage
entre le Nord et le Sud (dont la France) ou entre le centre (dont la
France) et la périphérie –, ou une forme plus dramatique, avec la
pulvérisation générale de l’euro et le retour à dix-sept monnaies
nationales. La monnaie étant une construction politique, la question qui
se pose est d’ordre politique : à quelles conditions (politiques) cet
effondrement pourrait ne pas provoquer le triomphe des affects
nationalistes et xénophobes, mais au contraire favoriser un
rapprochement de(s) (certains) peuples pour de nouvelles constructions
(monétaires, financières, budgétaires, politiques…) solidaires ? Si la
sortie de l’euro est aujourd’hui probable, comment (bien) en sortir ?
FL :
Je serais d’abord assez tenté de reprendre les termes mêmes de la
question pour souligner ce paradoxe que ce qu’on nomme la « crise de
l’euro », précisément, n’est pas en première instance une crise
monétaire. L’une des particularités des événements actuels tient au fait
que la monnaie européenne ne fait l’objet d’aucun rejet, ni de la part
des résidents de la zone ni des investisseurs internationaux, comme en
témoigne le fait que la parité euro-dollar se maintient à quelques
fluctuations près. En tout cas voilà le fait : il n’y a pas (pour
l’heure
) de fuite devant
l’euro, ni interne ni externe. Y en aurait-il une qu’elle ne serait que
le développement terminal d’une crise dont la nature en fait est autre.
Mais
alors que peut-elle être si elle n’est pas stricto sensu monétaire ? La
réponse est qu’il s’agit d’une crise institutionnelle. C’est le cadre
institutionnel de la monnaie unique, comme communauté de politiques
économiques, qui est menacé de voler en éclats consécutivement à des
crises financières ayant pour épicentres les dettes publiques et les
banques. Si l’euro explose, ce sera à la suite de défauts souverains
tels qu’ils entraîneront immédiatement un effondrement bancaire – à
moins que celui-ci ne se produise tout seul, par pure et simple
anticipation des premiers. Dans tous les cas, le cœur de l’affaire sera
une fois de plus le système bancaire et l’impossibilité de le laisser
aller à la ruine sans autre forme de procès – proposition dont il faut
sans cesse redire qu’elle n’est pas équivalente à « le remettre sur les
rails et le faire repartir pour un tour » ; j’en profite donc pour
ajouter qu’après m’avoir fait longtemps très peur, la perspective de cet
effondrement m’est presque devenue agréable, car l’occasion serait
enfin créée d’abord de nationaliser intégralement le secteur bancaire
par saisie pure et simple, puis de le faire muter sous l’espèce d’un «
système socialisé du crédit 1 ».
Si
donc nous nous plaçons dans l’hypothèse de l’effondrement bancaire, la
question est de savoir quelle est, en l’absence des États, eux-mêmes
ruinés, l’institution capable d’organiser le redressement financier des
banques pour leur faire reprendre leur activité de fourniture de crédit.
Dans cette configuration, il n’en reste plus qu’une : la banque
centrale européenne. Elle ne devrait pas seulement leur assurer un
soutien de liquidité (ce qui est déjà le cas) mais les débarrasser de
leurs actifs dévalorisés et les recapitaliser, et enfin garantir les
dépôts et les épargnes. Inutile de dire qu’à l’échelle du secteur
bancaire entier, c’est une opération de création monétaire massive à
laquelle il faudra consentir. La BCE y est-elle prête ? Sous influence
allemande, il est à craindre que non.
Or
l’urgence extrême de restaurer dans leur intégrité les encaisses
monétaires du public et de rétablir le fonctionnement du système des
paiements appellera une action dans la journée ! C’est dire que les
longues tergiversations pour « parler à nos amis allemands » ou
renégocier un traité auront depuis belle lurette disparu de la liste des
solutions pertinentes. Face à ce qu’il faut bien identifier comme des
enjeux vitaux pour le corps social, un État, confronté au non-vouloir de
la BCE, prendrait immédiatement la décision de réarmer sa propre banque
centrale nationale pour lui faire émettre de la monnaie en quantité
suffisante et reconstituer au plus vite un bout de système bancaire en
situation d’opérer.
Observant
alors au coeur de la zone une ou des source(s) de création monétaire
hors de contrôle, c’est-à-dire une génération d’euros impurs,
susceptible de corrompre les euros purs dont la BCE a seule le privilège
d’émission, l’Allemagne, cour constitutionnelle de Karlsruhe en tête,
décréterait immédiatement l’impossibilité de rester dans une telle «
union » monétaire devenue anarchique et la quitterait sur le champ,
probablement pour refaire un bloc avec quelques suiveurs triés sur le
volet (Autriche, Pays- Bas, Finlande, Luxembourg).
Quant
aux autres nations, elles auront alors à choisir entre reconstituer un
bloc alternatif ou bien retourner chacune à son propre destin monétaire,
la France quant à elle tâchant de faire des pieds et des mains pour
embarquer avec l’Allemagne
sans être le moins du monde assurée d’être acceptée à bord.
Cet
éclatement serait-il voué à libérer des résurgences nationalistes ?
C’est l’éternel argument des amis de l’Europe libérale et de la
mondialisation réunies : l’état présent des choses ou bien la guerre
On pourrait commencer en leur faisant observer que l’état du continent
tel qu’on l’a observé entre 1945 et 1985, et qu’un blind test leur
ferait sans hésiter considérer comme l’enfer économique sur terre
(protectionnisme, monnaies nationales, plan, souverainetés séparées,
nationalisations, notamment des banques), a été des plus calmes sous le
rapport des inquiétudes qu’ils feignent d’éprouver.
Poursuivant
dans cette pente, on pourrait également leur faire remarquer, par un
argument a contrario, que les nationalismes, les séparatismes et les
extrémismes de droite ne se sont jamais si bien portés que depuis que
les pays ont été soumis à la férule de la mondialisation libérale. Ce
que je veux dire par là est en fait fort simple : il y a des formes
d’internationalisme qui sont les pires ennemis de l’internationalisme.
Car
il est bien certain que, sous couleur de grande intégration économique
mondiale, malmener les corps sociaux comme l’aura fait la mondialisation
présente, avec en prime le discours de « l’évidence » cosmopolite de la
nouvelle oligarchie, naturellement doublé de son mépris moralisateur
pour les « frileux » et les « repliés sur soi », est le plus sûr moyen
de faire enrager les gens. Quand les salariats nationaux sont
objectivement placés en situation d’antagonisme, par exemple par la
férocité des formes variées de la concurrence (concurrence commerciale
ou bien concurrence des territoires par les standards sociaux), il faut
vraiment la candeur universaliste (pour ne pas dire la bêtise
scolastique) des intellectuels pour aller leur faire la leçon sur le
thème des horizons radieux du cosmopolitisme.
Et
il est inutile d’en appeler à leur sens des solidarités internationales
quand les conditions institutionnelles concrètes de l’«
internationalisme » présent ont méthodiquement détruit ces solidarités.
Comme toutes choses, l’internationalisme et le dépassement des
nationalismes ont leurs conditions de possibilité, et ce sont avant tout
des conditions matérielles. À tout le moins votre question pose le
problème dans ses termes pertinents : les termes de la constitution et
de la composition (positive ou négative) des affects communs. Il y a des
affects communs d’appartenance nationale – et à leur propos il vaut
mieux se tenir à la leçon de Spinoza : ni déplorer ni détester, mais
comprendre.
Et
il y a aussi de possibles affects communs de classe. C’est toujours la
même question, celle des découpages, compartimentaux ou transversaux,
selon lesquels se constituent les rassemblements. Quand ces derniers
prévalent sur les premiers, ça peut en effet donner la première
Internationale. Mais quelles sont les conditions de cette prévalence ?
Je ne crois pas qu’il y ait de réponse générale à cette question. Parle
seule la clinique affective de la conjoncture considérée. Si l’on
envisage par exemple la question à l’échelle globale de la
mondialisation, on pourrait dire que la dynamique ascendante du salariat
chinois lui crée trop d’intérêt à la continuation d’un régime de
croissance pour l’heure tirée par les exportations
et donc, plus largement, à un régime non coopératif du commerce international.
Pour
que l’affect commun transverse l’emporte sur les affects communs
nationaux et que se fasse jour le sentiment d’une solidarité de classe
qui puisse réunir les salariats de pays différents, il faut
préalablement les sortir du rapport d’antagonisme objectivement
configuré par les structures économiques présentes, tel qu’il les rive à
leurs intérêts respectifs sans la moindre perspective de leur
dépassement spontané. D’abord parce que les agents ne suivent jamais que
leurs lignes d’intérêt et que leur demander de s’en écarter est un
songe creux s’il ne leur est pas proposé des intérêts de substitution.
Solidarité n’est que l’autre nom d’un alignement ou d’une compatibilité
d’intérêts – où la notion élargie d’intérêt ne renvoie pas exclusivement
à des intérêts matériels (mais les comprend assurément).
J’aurais
ainsi tendance à penser qu’un régime de protectionnisme modéré qui
créerait pour l’économie chinoise les incitations à cheminer plus vite
vers un régime de croissance autocentrée, tirée par la constitution d’un
marché intérieur, ferait bien davantage et pour les salariés chinois et
pour la possibilité de solidarités salariales internationales que tous
les appels moralistes aux vertus de l’internationalisme abstrait. Car
voilà le drame de cette idée « internationaliste » : je me demande si on
ne peut pas en dire ce que Deleuze disait des Droits de l’Homme : c’est
un gros concept (« gros comme une dent creuse » !). Son abstraction le
voue à entrer dans la catégorie de ce que Spinoza nomme les « idées
générales », un être d’imagination qui flotte en l’air sans aucun
ancrage dans des situations historiques concrètes. Et de plus en plus,
la discussion internationaliste séparée de ses cliniques affectives
particulières m’apparaît comme un parfait non-sens.
Que
dit alors la présente clinique européenne ? Que rien n’interdisait a
priori de penser la constitution d’une union monétaire à moins qu’on ne
lui donne la pire configuration possible – celle de Maastricht-Lisbonne !
Pour toutes les convulsions qui s’ensuivraient, l’éclatement de l’euro
aurait au moins le mérite de nous débarrasser de ce fléau institutionnel
et de recréer les conditions d’une construction alternative.
L’opportunité sera-t-elle saisie ? Et si oui, par qui ? La seule chose
que l’on puisse dire est que le départ de l’Allemagne ôte la difficulté
principale, celle qui venait d’avoir soumis toute la construction aux
obsessions idiosyncratiques d’un seul – encore une question d’affects
collectifs et de leur compatibilité –, d’où avaient suivi :
l’indépendance de la banque centrale, l’exposition par principe des
politiques économiques aux marchés de capitaux, leur encadrement par des
règles automatiques anti-démocratiques.
C’est
le jeu de cet agencement institutionnel, dont nous voyons aujourd’hui
les résultats tragiques, qui a fini par rendre cette monnaie européenne,
et non l’idée d’une monnaie européenne en soi, odieuse aux peuples – à
raison ! Pour peu qu’on leur propose un agencement institutionnel qui
les soustraie à la maltraitance économique et politique de l’euro, une
nouvelle monnaie européenne pourrait en principe voir de nouveau le
jour, dans la foulée même de la précédente. Quand on y pense, le cahier
des charges est assez simple – il se déduit par inversion radicale des
caractéristiques de l’euro actuel – et a en fait pour unique ligne
directrice le respect scrupuleux du principe de souveraineté.
En
clair : 1) exclusion des marchés financiers du financement des déficits
publics, c’est-à-dire de leur effraction comme tiers intrus au contrat
social ; 2) soustraction des politiques économiques à des règles
automatiques et restitution à des institutions politiques unifiées
entièrement souveraines ; 3) annulation du statut d’indépendance de la
banque centrale, remise dans le périmètre de la souveraineté
démocratique. Et s’il ne se trouve ni volontés politiques d’une telle
reconstruction ni dynamiques affectives communes pour les soutenir ?
Alors ce sera évidemment le retour aux monnaies nationales qu’il faut
justement qualifier : non comme catastrophe nationaliste certaine, mais
comme occasion manquée.
On
peut, et c’est mon cas, trouver préférables les projets de dépassement
des actuelles nations puisque, sous les bons agencements
institutionnels, ils augmentent les puissances individuelles et étendent
les chances de paix. Mais s’il n’y a à choisir qu’entre, d’une part,
des agencements générateurs de violence économique et négateurs de la
souveraineté politique, et, d’autre part, les solutions nationales,
alors pour ma part je n’hésite pas un seul instant.
Et
tout ceci à la condition de voir au moins que les entreprises de «
dépassement » ne sont finalement jamais que des projets de
reconstruction de nation mais à une échelle étendue. Pour peu qu’on se
soit donné comme boussole absolue le principe de souveraineté,
c’est-à-dire avoir admis sa clôture intrinsèque, on peut nommer nation
tout ensemble se proposant de le déployer et, partant, mieux se faire à
l’idée que la « nation » ainsi redéfinie est un principe plastique mais
indépassable, même s’il est toujours possible à ceux qui en ont le
loisir d’en penser le point asymptotique : la nation-monde – mais alors à
la condition de ne plus prétendre faire de la politique dans la
conjoncture présente.
RdL : Comment le champ des (rares) économistes français de gauche a-t-il été reconfiguré par la crise ?
FL :
Pour la première fois il s’est organisé, et c’est un événement ! Il
s’est organisé sur deux plans. D’abord dans le registre de
l’intervention dans le débat public de politique économique : ce sont
les « Économistes Atterrés ». Sans doute y avait-il des économistes
critiques prenant part au débat public, isolément ou dans des
organisations comme Attac ou la Fondation Copernic, mais c’est la
première fois qu’un groupe se constitue ès qualités d’économistes, et
c’est aussi pour nous une manière de dire que la profession, très
justement mise en cause pour ses incroyables carences, quand ce ne sont
pas ses compromissions de toutes sortes, n’est pas entièrement vérolée.
Ensuite,
les économistes de gauche se sont aussi organisés académiquement en
créant l’AFEP (Association française d’économie politique), très
délibérément démarquée de l’officielle AFSE (Association française de
science économique) – où l’on retrouve au passage que les différentes
manières de nommer une discipline sont rien moins que neutres. Plus
encore que les Atterrés, l’AFEP signale, dans le registre le plus
légitimateur, celui de la théorie économique, que la « communauté » des
économistes n’est pas une.
Elle
indique également qu’il y a un lien entre les options intellectuelles
dominantes dans le champ des économistes et la catastrophe générale qui
se déroule sous nos yeux. Elle dénonce l’effarant manque de pluralisme
d’un univers « scientifique », pourtant en tant que tel réputé ouvert au
débat intercritique. Je sais bien que ces choses peuvent sembler des
considérations de boutique, bien faites pour n’intéresser que les
insiders du champ, et en même temps il faut bien voir quelles en sont
les conséquences très concrètes – et très dévastatrices – à l’extérieur :
la science économique dominante a considérablement contribué à faire la
finance contemporaine et les marchés financiers, c’est elle encore qui
informe les politiques économiques d’austérité ; son rôle dans le
désastre historique est accablant.
L’acharnement
avec lequel les économistes orthodoxes ont entrepris d’éradiquer, car
c’est vraiment en ces termes qu’il faut dire les choses, toute
différence hétérodoxe et toute pensée critique est très impressionnant.
Ce sont des affaires tout à fait concrètes, très mesquines vues du
dehors, de sombres petites histoires de postes, de bourses de thèse, de
colloques et de revues. Mais il faut savoir par exemple qu’il ne « passe
» plus un seul hétérodoxe à l’agrégation de science économique, qu’il
n’y a plus une seule promotion au grade de directeur de recherche pour
les hétérodoxes au CNRS, et que, même après la crise, cette politique
d’éradication continue de plus belle.
Évidemment,
ces seuls faits suffisent à organiser la disparition de l’hétérodoxie
par pure et simple attrition démographique : plus personne habilité à
encadrer des thésards égale disparition des thésards ! Les conditions
d’entrée dans les institutions académiques sont si atrocement adverses
pour de jeunes docteurs hétérodoxes qu’il faut des saints – ou bien des
fous – pour envisager de s’y lancer. Or il faut rapporter tout ceci à ce
verdict intellectuel qui va paraître invraisemblable de prétention et
que je n’hésiterai pourtant pas un instant à prononcer : la pensée
hétérodoxe a eu tout juste et les économistes orthodoxes tout faux ! Et
bon courage à ceux qui continuent de croire que la science (économique
en tout cas) est un univers de purs esprits.
C’est
là qu’on voit l’autonomie relative et la clôture sur soi du champ,
normalement à compter parmi ses bonnes propriétés, se retourner contre
lui : le choc énorme de la crise n’y a produit presque aucun effet. Et
nous n’avons même pas la reine d’Angleterre ! Elle, au moins, s’est
majestueusement étonnée que, parmi tout ce que le Royaume compte de
distingués économistes, il ne s’en soit pas trouvé un ayant pignon sur
rue (leurs hétérodoxes à eux, comme les nôtres, vivent dans des caves)
pour voir venir le coup et avertir du séisme. Et les économistes de la
Royal Academy ont bien été forcés de répondre. On ne peut pas dire qu’il
en soit sorti grand-chose, mais, au moins, ils ont dû s’expliquer un
peu. En France, rien, nada ! Les mêmes continuent de tenir colloque, de
ne rien changer à leurs petits modèles, et la chasse à courre à
l’hétérodoxe continue d’aller bon train. On me dira que j’exagère un peu
en soutenant qu’il ne se passe « rien », et ce ne sera pas complètement
inexact : j’ai auparavant dans vos colonnes mêmes envisagé le
renversement de l’hégémonie de la théorie néoclassique et son
remplacement par le paradigme de la neuro-économie comportementale2. On
aurait pourtant tort de croire qu’on gagnerait au change,
intellectuellement ou politiquement… Et comme il m’est impossible
d’expliquer en détail ici pourquoi, je me contente d’une super ellipse
en invitant les gens à découvrir le Allianz Global Investors Center for
Behavioural Finance : ils y verront les plus fameux neuro-économistes
déjà maqués avec l’un des plus importants investisseurs institutionnels
de la planète, et ils devraient donc par anticipation savoir à quoi s’en
tenir : oui, les anciens orthodoxes ont collaboré avec la finance qui a
fini par s’en écrouler, mais les nouveaux n’ont rien de plus pressé que
de prendre leur place !
RdL :
Est-ce que le terme « néolibéralisme » est utile et approprié pour
désigner ce qui fait la singularité de tout ou partie des
transformations contemporaines du capitalisme ? Qu’est-ce qui
caractérise le néolibéralisme, et quel rôle jouent la finance et la
dette dans la logique qui est la sienne ? Curieusement, comme l’a
souligné Maurizio Lazzarato3, Michel Foucault, dans sa généalogie de la
pensée néolibérale qui a contribué à mieux saisir la nouveauté du
néolibéralisme, à ne plus voir en lui qu’un retour au laisser-faire du
XIXe siècle, n’accorde pas le moindre rôle à la question de la finance
et de la dette…
FL :
Il ne m’a jamais semblé très pertinent de juger un propos à travers ce
qu’il laisse de côté sauf évidemment à ce que le manque ait visiblement
valeur de symptôme ou bien à ce qu’il nuise décisivement à l’intention
démonstrative de l’auteur. On aura donc du mal à reprocher à Foucault de
ne pas avoir fait le tour complet du néolibéralisme, à plus forte
raison à l’époque où le cours Naissance de la biopolitique est prononcé,
alors qu’on en est encore au tout début du processus et qu’il aurait
fallu une redoutable prescience pour en anticiper tous les
développements à venir – je rappelle par exemple que l’effondrement du
taux d’épargne des ménages étasuniens et l’envol de leur taux
d’endettement, fait caractéristique par excellence du capitalisme
néolibéral, ne se produisent qu’à partir de 1984-1985 ; en France il
faudra attendre le milieu des années 1990, moment de l’installation dans
un régime de mondialisation « franche ».
Pour
autant, Maurizio Lazzarato a incontestablement raison sur une chose :
si l’on comprend le néolibéralisme non pas comme simple configuration de
licences étendues mais comme régime de normalisation positive, alors,
évidemment, il faut y inclure tous les effets de la dette. Je vais avoir
l’air de faire dans l’oecuménisme facile (et pourtant je le pense
vraiment !) : il faut moins reprocher à Foucault d’avoir oublié
l’endettement et la finance – qu’il pouvait difficilement voir – que
savoir gré à Lazzarato de les avoir ajoutés au tableau d’ensemble.
Reste
la question de savoir si la période actuelle tombe entièrement et
exclusivement sous le concept du néolibéralisme tel qu’il nous est livré
par la pensée foucaldienne. Sur ce point, je serais un peu plus
réservé. Il est bien certain que l’insistance de Foucault à défaire une
vue des institutions ne les connaissant que sous l’espèce de la
négativité, pour les faire enfin apparaître dans la positivité de leur
production normative, permet de saisir une caractéristique très profonde
de la période actuelle – les secteurs de la société soumis au fléau du
pouvoir normalisateur de l’évaluation en savent quelque chose.
Et
il était sans doute utile d’apercevoir cette productivité des
institutions, notamment étatiques, pour ne pas commettre l’erreur
consistant à assimiler le néolibéralisme à un libéralisme classique
simplement intensifié – « ultra » comme on l’a beaucoup dit. Qu’il y ait
du nouveau dans ce « libéralisme »-là, justifiant pleinement son
préfixe, n’est donc pas douteux, et s’il était probablement nécessaire
au début de « tordre le bâton dans l’autre sens », il ne faudrait pas
non plus oublier tout ce que le régime actuel a conservé du libéralisme
classique entendu comme abattement des dispositifs de contention
permettant de retenir l’élan des puissances privées.
Je
ne partage donc pas l’idée que la lecture « libéraliste » du
néolibéralisme était un contresens total. À l’évidence, elle manque la
positivité normalisatrice du « néo » et l’instauration d’un régime très
particulier de disciplinarisation, mais elle saisit néanmoins le
prolongement et l’approfondissement des traits du libéralisme le plus
classique : défaire les cadres institutionnels, réglementaires, et
légaux qui contraignaient les actions des agents et les retenaient –
pour les plus puissants en tout cas – de pousser leur avantage au-delà
d’un certain seuil affecte décisivement la distribution des ressources
de pouvoir dans la société et notamment le rapport de force
capital-travail.
Il
est très clair que ce rapport change du tout au tout selon que l’on
passe d’une économie où des droits de douane font régner un
protectionnisme modéré, où le régime des investissements directs est
sous contrôle strict, la finance rigoureusement encadrée et
compartimentée dans des espaces réglementaires nationaux, les banques
surveillées et (souvent) nationalisées, la Bourse et le pouvoir
actionnarial quasi inexistants, à une économie où le libre-échange fait
jouer le plus violemment possible la concurrence entre espaces à
standards socio-productifs abyssalement différents, où le régime des
investissements directs totalement libéralisé déchaîne le chantage aux
délocalisations, où la finance est déréglementée (là, est-il besoin de
s’appesantir ?), et où le pouvoir actionnarial règne en maître sur les
entreprises.
Or
les dynamiques économico-politiques qui se mettent en place du fait de
ces transformations structurelles procèdent d’abord très classiquement
de la libération des élans de puissance privés, du fait de l’abaissement
des retenues institutionnelles ; soit pour le dire plus simplement :
d’une extension du laisser-faire, et ceci même si cette extension ne
s’opère pas sponta sua mais suppose l’intervention déréglementatrice,
exogène, des politiques publiques, nationalement ou par traités
européens, accords et organismes internationaux (OMC, AGCS, etc.)
interposés.
Il
reste en tout cas que bon nombre des phénomènes de la période actuelle
relèvent en premier lieu de cet effet d’élargissement de l’ensemble
stratégique des agents – quelle est la latitude des actions licites qui
s’offrent à eux ? – de telle sorte, évidemment, qu’il ne profite qu’aux
plus puissants. Dès lors que ces derniers peuvent faire des choses qui
leur étaient interdites, ils les feront s’ils peuvent en tirer avantage.
Si délocaliser (ou menacer de le faire) aide à gagner sur le niveau des
salaires et les conditions de travail, ils délocaliseront ; si
l’injonction d’extraire toujours plus de rentabilité des capitaux
propres permet d’intensifier la productivité, ils enjoindront, et ainsi
de suite.
Pour
autant, il y a moins à opposer les effets du « néo » et du « vétéro »
qu’à les articuler : c’est l’effet « laisser-faire » qui soutient
l’effet « normalisation ». Il faut avoir d’abord entamé la négativité
des cadres institutionnels pré-existants, et que les dominants aient
étendu leur ensemble stratégique, pour pouvoir instaurer de nouvelles
positivités normalisatrices. Les normes de l’évaluation qui ravagent
tant de secteurs de la société trouvent sans doute pour partie leur
origine dans la révolution financière qui a imposé et diffusé un peu
partout ses propres schèmes normatifs – rating, reporting, benchmarking…
Le
paradigme de l’évaluation permanente, c’est la finance libéralisée –
qui, comme son nom l’indique, a été… libéralisée ! Pour que ces schèmes
apparaissent, il a d’abord fallu abattre des barrières qui
restreignaient la latitude stratégique des investisseurs.
Décompartimenter, déréglementer, désintermédier, dénationaliser ont été
les prérequis de la nouvelle positivité normalisatrice de la finance, et
toutes ces actions ont à voir avec la question – négative – des
limites.
Si
bien qu’il faudrait peut-être se donner un nouveau concept de la
configuration présente du capitalisme : il s’agit non pas simplement de
néolibéralisme au sens foucaldien que le terme a désormais pris, mais,
le bâton tordu et puis détordu, de quelque chose qui ferait les parts
égales du « néo » et de l’« ultra ».
RdL : Il
y a quelque chose d’assez « fou », d’assez ahurissant dans tout cela,
dans notre incapacité collective à arrêter la catastrophe en cours.
Est-ce que le qualificatif de « suicidaires », appliqué aux « élites »
politiques et économiques, est approprié ? Comment une telle hybris
est-elle sociologiquement possible ? Comment se fabriquent des élites
aussi « folles » ?
FL :
En général, il est de bonne méthode de ne recourir que le plus tard
possible, et même préférablement pas du tout, aux catégories de la
psychopathologie pour rendre compte d’un phénomène social, mais il faut
bien reconnaître que dans le cas présent on ne peut pas s’empêcher d’y
songer…
Dans
Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx, mi-consterné, mi-sarcastique,
soulignait déjà l’incapacité de la bourgeoisie à dépasser ses intérêts
les plus « bornés et malpropres ». Un siècle et demi plus tard on ne
peut toujours pas dire que la rationalité, fût-elle celle des intérêts
particuliers des dominants, soit le moteur de l’histoire. D’une certaine
manière, il faut en prendre la meilleure part : après tout, la
catastrophe étant sans doute le mode historique le plus efficace de
destruction des systèmes de domination, l’accumulation des erreurs des «
élites » actuelles, incapables de voir que leurs « rationalités » de
court terme soutiennent une gigantesque irrationalité de long terme, est
cela même qui nous permet d’espérer voir ce système s’écrouler dans son
ensemble. Il est vrai que l’hypothèse de l’hybris, comprise comme
principe d’illimitation, n’est pas dénuée de valeur explicative. C’est
d’ailleurs une façon d’en revenir à la discussion précédente sur le
néolibéralisme, ou plutôt sur ce qui subsiste en lui de « vétéro », et
même d’« ultra ». Car c’est bien l’abattement des dispositifs
institutionnels de contention des puissances qui pousse irrésistiblement
les puissances à propulser leur élan et reprendre leur marche pour
pousser l’avantage aussi loin que possible. Et il y a bien quelque chose
comme une ivresse de l’avancée pour faire perdre toute mesure et
réinstaurer le primat du « malpropre » et du « borné » dans la «
rationalité » des dominants.
Ainsi,
un capitaliste ayant une vue sur le long terme n’aurait pas eu de mal à
identifier l’État-providence comme le coût finalement relativement
modéré de la stabilisation sociale et de la consolidation de l’adhésion
au capitalisme, soit un élément institutionnel utile à la préservation
de la domination capitaliste – à ne surtout pas bazarder ! Évidemment,
sitôt qu’ils ont senti faiblir le rapport de force historique, qui au
lendemain de la seconde guerre mondiale leur avait imposé la Sécurité
sociale – ce qui pouvait pourtant leur arriver de mieux et contribuer à
leur garantir trente années de croissance ininterrompue –, les
capitalistes se sont empressés de reprendre tout ce qu’ils avaient dû
concéder. Aux États-Unis, les conservateurs, qui n’ont pas peur de se
montrer pour ce qu’ils sont, ont donné à cette perspective de reconquête
son nom le plus clair : « a roll back agenda… » Il faudrait pourtant
s’interroger sur les mécanismes qui, dans l’esprit des dominants,
convertissent des énoncés d’abord grossièrement taillés d’après leurs
intérêts particuliers en objets d’adhésion sincère, endossés sur le mode
la parfaite généralité. Et peut-être faudrait-il à cette fin relire la
proposition 12 de la partie III de l’Éthique de Spinoza selon laquelle «
l’esprit s’efforce d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir de
son corps », qu’on retraduirait plus explicitement en « nous aimons à
penser ce qui nous réjouit (ce qui nous convient, ce qui est adéquat à
notre position dans le monde, etc.) ».
Nul
doute qu’il y a une joie intellectuelle particulière du capitaliste à
penser d’après la théorie néoclassique que la réduction du chômage passe
par la flexibilisation du marché du travail. Comme il y en a une du
financier à croire à la même théorie néoclassique, selon laquelle le
libre développement de l’innovation financière est favorable à la
croissance. Le durcissement en énoncés à validité tout à fait générale
d’idées d’abord manifestement formées au voisinage immédiat des intérêts
particuliers les plus grossiers trouve sans doute dans cette tendance
de l’esprit son plus puissant renfort.
C’est
pourquoi la distinction des cyniques et des imbéciles est de plus en
plus difficile à faire, les premiers mutant presque fatalement pour
prendre la forme des seconds. À bien y regarder, on ne trouve guère
d’individus aussi « nets » – il faudrait dire aussi intègres – que le
Patrick Le Lay de TF1
qui,
peu décidé à s’embarrasser des doctrines ineptes et faussement
démocratiques de la « télévision populaire », déclarait sans ambages
n’avoir d’autre objectif que de vendre aux annonceurs du temps de
cerveau disponible ; rude franchise dont je me demande s’il ne faut pas
lui en savoir gré : au moins, on sait qui on a en face de soi, et c’est
une forme de clarté loin d’être sans mérite. Pour le reste, il y a des
résistances doctrinales faciles à comprendre : la finance, par exemple,
ne désarmera jamais. Elle dira et fera tout ce qu’elle peut pour faire
dérailler les moindres tentatives de re-réglementation. Elle y arrive
fort bien d’ailleurs ! Il n’est que de voir l’effrayante indigence des
velléités régulatrices pour s’en convaincre, comme l’atteste le fait
que, depuis 2009, si peu a été fait que la crise des dettes souveraines
menace à nouveau de s’achever en un effondrement total de la finance
internationale. Pour le coup, rien n’est plus simple à comprendre : un
système de domination ne rendra jamais les armes de lui-même et
cherchera tous les moyens de sa perpétuation.
On
conçoit aisément que les hommes de la finance n’aient pas d’autre
objectif que de relancer pour un tour supplémentaire le système qui leur
permet d’empocher les faramineux profits de la bulle et d’abandonner
les coûts de la crise au corps social tout entier, forcé, par puissance
publique interposée, de venir au secours des institutions financières,
sauf à périr lui-même de l’écroulement bancaire. Il faut simplement se
mettre à leur place ! Qui, en leur position, consentirait à renoncer ?
Il
faudrait même dire davantage : c’est une forme de vie que ces hommes
défendent, une forme de vie où entrent aussi bien la perspective de
gains monétaires hors norme que l’ivresse d’opérer à l’échelle de la
planète, de mouvementer des masses colossales de capitaux, pour ne rien
dire des à-côtés les plus caricaturaux, mais bien réels, du mode de vie
de l’« homme des marchés » : filles, bagnoles, dope. Tous ces gens
n’abandonneront pas comme ça ce monde merveilleux qui est le leur, il
faudra activement le leur faire lâcher.
C’est
en fait à propos de l’État que le mystère s’épaissit vraiment. Préposé à
la socialisation des pertes bancaires et au serpillage des coûts de la
récession, littéralement pris en otage par la finance dont il est
condamné à rattraper les risques systémiques, n’est-il pas celui qui
aurait le plus immédiatement intérêt à fermer pour de bon le foutoir des
marchés ?
Il
semble que poser la question ainsi soit y répondre, mais logiquement
seulement, c’est-à-dire en méconnaissant sociologiquement la forme
d’État colonisé qui est le propre du bloc hégémonique néolibéral : les
représentants de la finance y sont comme chez eux. L’interpénétration,
jusqu’à la confusion complète, des élites politiques, administratives,
financières, parfois médiatiques, a atteint un degré tel que la
circulation de tous ces gens d’une sphère à l’autre, d’une position à
l’autre, homogénéise complètement, à quelques différences secondes près,
la vision du monde partagée par ce bloc indistinct.
La
fusion oligarchique – et il faudrait presque comprendre le mot en son
sens russe – a conduit à la dé-différenciation des compartiments du
champ du pouvoir et à la disparition des effets de régulation qui
venaient de la rencontre, parfois de la confrontation, de grammaires
hétérogènes ou antagonistes. Ainsi par exemple a-t-on vu, aidé sans
doute par un mécanisme d’attrition démographique, la disparition de
l’habitus de l’homme d’État tel qu’il a pris sa forme accomplie au
lendemain de la seconde guerre mondiale, l’expression « homme d’État »
n’étant pas à comprendre au sens usuel du « grand homme » mais de ces
individus porteurs des logiques propres de la puissance publique, de sa
grammaire d’action et de ses intérêts spécifiques.
Hauts
fonctionnaires ou grands commis, jadis hommes d’État parce que dévoués
aux logiques de l’État, et déterminés à les faire valoir contre les
logiques hétérogènes – celles par exemple du capital ou de la finance –,
ils sont une espèce en voie de disparition, et ceux qui aujourd’hui «
entrent dans la carrière » n’ont pas d’autre horizon intellectuel que la
réplication servile (et absurde) des méthodes du privé (d’où par
exemple les monstruosités du type « RGPP », la Révision générale des
politiques publiques), ni d’autre horizon personnel que le pantouflage
qui leur permettra de s’intégrer avec délice à la caste des élites
indifférenciées de la mondialisation.
Les
dirigeants nommés à la tête de ce qui reste d’entreprises publiques
n’ont ainsi rien de plus pressé que de faire sauter le statut de ces
entreprises, conduire la privatisation, pour aller enfin rejoindre leurs
petits camarades et s’ébattre à leur tour dans le grand bain des
marchés mondiaux, de la finance, des fusions-acquisitions – et «
accessoirement » des bonus et des stock-options.
Voilà
le drame de l’époque : c’est qu’au niveau de ces gens qu’on continue à
appeler – on se demande pourquoi tant leur bilan historique est
accablant – des « élites », il n’y a plus nulle part aucune force de
rappel intellectuelle susceptible de monter un contre-discours. Et le
désastre est complet quand les médias eux-mêmes ont été, et depuis si
longtemps, emportés par le glissement de terrain néolibéral ; le plus
extravagant tenant à la reconduction des éditorialistes, chroniqueurs,
experts à demi vendus et toute cette clique qui se présente comme les
précepteurs éclairés d’un peuple nativement obtus et « éclairable » par
vocation.
On
aurait pu imaginer que le cataclysme de l’automne 2008 et
l’effondrement à grand spectacle de la finance conduirait à une non
moins grande lessive de tous ces locuteurs émergeant en guenilles des
ruines fumantes, mais rien du tout ! Pas un n’a bougé !
Alain
Duhamel continue de pontifier dans Libération ; le même journal,
luttant désespérément pour faire oublier ses décennies libérales, n’en
continue pas moins de confier l’une de ses plus décisives rubriques, la
rubrique européenne, à Jean Quatremer qui a méthodiquement conchié tous
ceux qui dénonçaient les tares, maintenant visibles de tous, de la
construction néolibérale de l’Europe. Sur France Inter, Bernard Guetta
franchit matinée après matinée tous les records de l’incohérence – il
faudrait le reconduire à ses dires d’il y a cinq ans à peine, je ne
parle même pas de ceux de 2005, fameuse année du traité constitutionnel
européen… L’émission hebdomadaire d’économie de France Culture oscille
entre l’hilarant et l’affligeant en persistant à tendre le micro à des
gens qui ont été les plus fervents soutiens doctrinaux du monde en train
de s’écrouler, parmi lesquels Nicolas Baverez par exemple, sans doute
le plus drôle de tous, qui s’est empressé de sermonner les gouvernements
européens et de les enjoindre à la plus extrême rigueur avant de
s’apercevoir que c’était une ânerie de plus. Et tous ces gens
plastronnent dans la plus parfaite impunité, sans jamais que leurs
employeurs ne leur retirent ni une chronique ni un micro, ni même ne
leur demandent de s’expliquer ou de rendre compte de leurs discours
passés.
Voilà le monde dans lequel nous vivons, monde de l’auto-blanchiment collectif des faillis.
RdL :
Comment comprendre aussi que ce qui arrive ne produise pas une
indignation ou une colère plus importante encore, plus déterminée, plus
organisée ? Il y a à l’oeuvre comme une « fabrique de l’impuissance »,
dont l’efficacité surpasse, jusqu’à maintenant, notre capacité à
transformer notre indignation en puissance d’agir collective. Quels sont
les ressorts de cette fabrique de l’impuissance ?
FL :
Il y a là en effet un mystère qu’il appartiendrait à la sociologie ou à
la science politique d’éclairer… Mais s’il m’est permis de risquer
quelques intuitions, je me demande, pour commencer, s’il ne faudrait pas
poser le problème exactement à l’envers : ce qu’il y a à comprendre, ce
n’est pas qu’il n’y ait pas de mouvement d’indignation mais que parfois
il s’en produise ! Je crains que déplorer l’inertie ou l’apathie des
masses ne procède d’un sociocentrisme typique de la skholè
intellectuelle ou militante, c’est-à-dire de gens qui ont le loisir,
pour les uns de prendre la vue de Sirius et, pour les autres,
d’envisager systématiquement le passage à l’action puisque le passage à
l’action est par définition l’essence même de leur activité.
On
pourra trouver que c’est un argument qui ne vole pas haut, mais il a
les robustes propriétés d’un matérialisme rustique : à quoi les gens
ont-ils la possibilité d’occuper leur temps ? À part les minorités
intellectuelles et militantes, le monde se sépare entre les gouvernants
dont c’est l’activité à plein temps de régir la vie des autres, et les
gouvernés qui consacrent l’essentiel de leur temps éveillé à leur
reproduction matérielle, se trouvant de fait renvoyés en toutes autres
matières à la passivité de ceux que l’on régit.
Cette
élémentaire asymétrie temporelle entre organisateurs, délégués et payés
à plein temps pour organiser, et les « organisés », « opportunément »
accaparés par les nécessités de leur survie privée, est le plus sûr
garant de la stabilité du pouvoir par un simple effet de saturation
temporelle. Les militants, en tout cas ceux d’entre eux qui ne sont pas
des activistes professionnels, rémunérés comme tels par une
organisation, savent assez ce qu’il en coûte de fatigues
supplémentaires, ou de mise sous tension de leur vie personnelle, de
s’extraire de la passivité à laquelle les vouerait normalement leur
condition matérielle : après huit heures de travail quotidien, les «
organisés » n’ont plus que les interstices (les soirées, parfois les
nuits, les week-ends) pour trouver à redire aux organisateurs – qui,
eux, après avoir « organisé », rentrent dormir.
La
force de pesanteur qui résulte de cette division du travail est
l’arrière-plan à avoir en tête pour réaliser d’emblée combien le
surgissement d’un mouvement social d’ampleur relève d’une sorte de
miracle – en tout cas pour réaliser tous les obstacles, temporels,
c’est-à-dire matériels, qu’il lui a fallu vaincre. Comme si ce n’était
pas suffisant, il faut compter avec bien d’autres difficultés. Et
notamment avec toutes celles qu’on pourrait faire entrer sous la
catégorie générale de la trahison des médiateurs. Celle des médiateurs
médiatiques pour commencer – il vient d’en être question – qui
travaillent à faire passer pour normales (conformes à l’ordre des choses
ou aux instructions de la « raison ») les situations les plus
anormales.
Mais
il faudrait prendre le temps d’une analyse complète des mécanismes qui
conduisent les médiateurs médiatiques à ne plus rien médiatiser,
c’est-à- dire à maintenir dans l’invisibilité les situations sociales et
leurs déterminants véritables – dont la seule exhibition suffirait à
nourrir de légitimes fureurs –, et laisser inaudibles les analyses
critiques – à quelques exceptions près systématiquement
sous-représentées quand elles ne sont pas par principe déclarées
carrément tricardes, à moins qu’on ne leur offre des formats si pauvres
qu’elles sont bien certaines de n’avoir aucune chance de « porter ».
Les
médias sont de fait gestionnaires du bien collectif en quoi consiste
l’accès nécessairement raréfié à l’arène publique, et par là tenus à une
obligation de diversité, il faudrait même dire à une obligation
d’asymétrie dont devrait bénéficier la critique puisque l’ordre social
bénéficie déjà de toute l’asymétrie contraire des forces de la
domination. Mais ils ont en quelque sorte privatisé ce bien collectif au
profit d’une infime minorité de précepteurs qui, à quelques différences
négligeables près, tiennent tous le même langage et, par leur
homogénéité, viennent ajouter la domination symbolique à la domination
matérielle.
De
sorte que, à travers les médias supposément médiateurs mais
définitivement oublieux de leur vocation, plus rien ne passe sinon ce
qui seul célèbre, encourage, ou bien excuse et réhabilite sans cesse
l’ordre néolibéral et ceci, très spectaculairement aujourd’hui, à
l’encontre même des crises les plus retentissantes de ce dernier. Je
dois confesser qu’il m’arrive de penser qu’un renvoi massif de la clique
éditorialiste et experte présente pourrait avoir instantanément des
conséquences politiques considérables : qu’on imagine les effets
possibles de la dénonciation répétée du caractère odieux du pouvoir
actionnarial, de sa responsabilité directe dans les souffrances des
salariés – jusqu’au suicide –, la démonstration insistante de l’inanité
des politiques d’austérité, ou encore la mise à la question systématique
de certains partis (de « gauche ») qui refusent obstinément de mettre
sérieusement à leur agenda des problèmes comme l’Europe libérale ou la
mondialisation.
Mais
je confesse également que c’est probablement là une expérience de
pensée oiseuse, et à de multiples titres. Dans l’ordre des trahisons
médiatiques (lato sensu), la pire cependant est sans doute celle des
médiateurs politiques : partis d’opposition qui ne s’opposent plus à
rien ou bureaucraties syndicales devenues expertes à perdre dans les
sables les colères populaires.
Est-il
utile de consacrer un quart d’heure de plus à l’anatomie pathologique
du Parti socialiste ? On peut difficilement l’éviter ne serait-ce que
dans la perspective de l’élection présidentielle, et pour faire le
constat que, pour cette édition, le candidat Hollande s’y prend non pas,
comme le commandait jusqu’ici un léger réflexe de vergogne, huit jours
avant le deuxième tour, mais huit mois avant le premier pour faire offre
d’alliance avec les centristes, péripétie anecdotique au premier abord,
mais en fait raccourci fulgurant qui dit tout ou presque de ce qu’il
est permis d’attendre d’une hypothétique présidence socialiste en
matière de transformation économique et sociale – à savoir rien.
Tout
a déjà été dit sur la compromission historique de la social-démocratie,
spécialement française, avec le néolibéralisme mais, pour fermer au
plus vite ce lamentable chapitre, on peut tout de même mesurer le degré
de faillite historique d’un parti qui ose encore s’appeler « socialiste »
à son incapacité à mettre en cause le capitalisme néolibéral au moment
où sa crise apoplectique ouvre une fenêtre d’opportunité historique sans
équivalent – et l’on finit par se demander quelle sorte d’événement,
quel degré de dévastation serait maintenant requis pour qu’en cette
matière l’électro-encéphalogramme socialiste émette de nouveau un bip.
Le
drame actuel de la période tient donc à l’absence de toute force
politique autour de laquelle faire précipiter les affects communs de
colère et d’indignation. Car voilà le problème : il ne faut pas
surestimer la capacité des multitudes à s’autoorganiser à grande
échelle. La période actuelle le démontre a contrario puisqu’aucun des
corps sociaux maltraités par les politiques d’austérité n’a encore
dépassé le stade des manifestations sporadiques et sans suite pour
entrer dans un mouvement de sédition généralisée.
Les
amis de la multitude libre sujet de l’histoire m’en voudront
certainement, mais je me demande si pour manifester sa propre puissance
politique, elle n’a pas besoin d’un « pôle » qui fasse focalisation et
condensation, et qui la rende – ou par lequel elle se rende – «
cohérente ». Sauf à rester diffuse, il faut à la multitude des points
focaux où « ça précipite », par lesquels elle prend consistance et
conscience d’elle-même – même si je ne méconnais nullement tout ce qui
peut se passer ensuite de captation et de dépossession à partir de ces
points focaux… mais enfin ce n’est pas ici qu’on va régler le problème
de l’horizontalité démocratique, même si l’on peut au moins dire que,
précisément, elle est un problème, et pas une donnée d’évidence. Pour
l’heure, faute d’auto-organisation constatée et de force politique
susceptible de faire pôle constituant ou agrégateur, ne restent que des
colères diffuses, non coordonnées, incapables de se rejoindre faute de
lieu.
Et
ce n’est pas sur les directions syndicales qu’il faut compter. Ou si
l’on doit compter sur elles, c’est plutôt pour produire les résultats
exactement inverses, à savoir ramener à la poussière les germes de
colère en voie de fusion. Car, et l’on appréciera la performance, il
faut un certain talent dans l’ordre de la négativité pour avoir si
artistement volatilisé l’énergie des mobilisations massives de
janvier-mars 2009 et des retraites à l’automne 2010. On ne sait pas s’il
faut invoquer le dogme (absurde) de la séparation du « syndical » et du
« politique » (comme si l’action sur les questions sociales n’avait pas
un caractère profondément politique) ou bien (surtout) la compromission
des institutions syndicales, comme telles organiquement intégrées dans
le jeu institutionnel général et devenues inaptes à s’en extraire pour
le remettre fondamentalement en cause.
Mais
le fait est là : le formidable bouillonnement de colères qui avait fait
descendre les gens par millions dans la rue en 2009 et 2010 et qui,
au-delà de l’occasion formelle des retraites par exemple, avait pour
mobile manifeste le rejet de tout un modèle de société, n’a non
seulement trouvé aucun leader syndical (ou politique) pour verbaliser sa
vérité, mais a été consciencieusement dilapidé par les voies
habituelles de la déambulation aussi rituelle qu’inoffensive, dans des
quartiers soigneusement choisis pour ne recéler aucun point chaud
symbolique – qui a vu sur le trajet République-Nation le moindre
ministère, un siège de banque ou de grand média ? Je me dis que bientôt,
sur cette belle lancée, on n’aura plus qu’à pousser jusqu’au Bois de
Vincennes : on aura dérangé quelques écureuils et on rentrera en disant
qu’on a bien pris l’air…
RdL :
Qu’est-ce qui permettrait d’enrayer cette fabrique de l’impuissance ?
Comment reconstituer une capacité d’agir collective, transformatrice et
émancipatrice, dans la situation actuelle ?
FL :
Strictement dépourvu de toute expérience et de tout talent
d’entrepreneur politique, je n’ai pas la moindre idée des voies par
lesquelles se reconstituent des capacités d’agir collective, à défaut de
quoi je n’ai guère d’autre solution que de faire retour à ma position
scolastique et à son point de vue extérieur. Les multitudes se mettent
en mouvement quand elles passent certains seuils affectifs.
Mais
ces seuils sont-ils les mêmes pour tout le monde ? Non ! Et où se
trouvent-ils exactement ? On ne le sait pas ex ante. Les conditions
matérielles, telles qu’elles déterminent l’impact différentiel de la
crise au travers de la stratification sociale, l’inégale distribution
des dispositions à l’acceptation ou à la mobilisation, sont autant de
données qui « hétérogénéisent » la « multitude », catégorie dont
l’homogénéité trompeuse est un pur effet de nominalisme. Pourquoi le
mouvement des Indignés a-t-il si bien pris en Espagne, aux États- Unis
même, et si peu en France où nous sommes pourtant portés à nous
gargariser de notre « tradition » manifestante et revendicative ?
Dans
le cas de l’Espagne, on se demande si la réponse ne tient pas
entièrement dans un chiffre : 40 % de taux de chômage des jeunes,
c’est-à-dire en particulier une production massive de diplômés qui
voient leurs « naturelles » espérances professionnelles brutalement
niées par l’exclusion de l’emploi dont ils sont les victimes. Ce sont
les enfants de la bourgeoisie, bien dotés en capital culturel et
scolaire, mais se découvrant frustrés de ce qu’ils tenaient pour de
légitimes aspirations – n’avaient-elles pas jusqu’ici été validées par
le système ? – qui se retournent et basculent. Du côté des étudiants
étasuniens, c’est peut-être le poids de la dette, au moment où les
rapports avec les institutions financières sont profondément détériorés,
qui joue un rôle équivalent et fait passer les seuils de l’«
intolérable ».
Mais
peu importe, dira-t-on, d’où part le mouvement et pour quelles raisons
particulières : après tout, il n’est pas d’action désintéressée (au
moins en un sens du concept d’intérêt un peu… intéressant). Ce qui
compte, indépendamment de ses origines (pudenda origo, pourrait-on dire à
la manière de Nietzsche : les origines sont rarement belles à voir),
c’est ce que ça produit : est-ce que ça a du levier, est-ce que ça
entraîne à sa suite ? Voilà les questions pertinentes. À cette aune, le
jugement demeure contrasté. Les Indignés espagnols ont visiblement mis
du monde dans la rue… mais avec quelles suites électorales ?
Pour
le coup, on devrait vraiment relire le « Élections, piège à cons » de
Sartre qui semble avoir été écrit la semaine dernière et tout exprès
pour la situation présente : il y déplorait le gouffre qui sépare les
mouvements sociaux comme dynamiques créatrices profondément collectives
et l’artificialité sérielle du scrutin électoral qui isole (dans les
bien nommés isoloirs) et dissout radicalement toute la force propre,
authentiquement politique, du « en commun ».
Alors
voilà : les Indignés espagnols descendent dans la rue… et ils se
retrouvent avec le Parti populaire de Rajoy. C’est à pleurer.
Avec
ou sans Indignés en France, ce sera le même tarif… En l’occurrence,
d’ailleurs, c’est plutôt « sans », et là aussi, il y a un mystère. La
différence tient en partie, une fois encore, au taux de chômage des
jeunes, considérablement moins haut, tout comme le taux de chômage
global, qu’en Espagne. À 10 % de taux de chômage global, les enfants de
la bourgeoisie française ne souffrent pas encore, leurs positions sont
suffisamment robustes, leurs accès suffisamment maintenus pour que la
crise ne les malmène pas trop.
Je
me souviens de la brève mais violente récession de 1993, le taux de
chômage était monté à plus de 12 % et l’on avait, chose inouïe, entendu
des représentants notoires du capital commencer à s’inquiéter des
ravages dont souffrait la société française ! Ma conjecture à l’époque
était que dans l’entourage de Claude Bébéar, puisque c’est de lui qu’il
s’agissait, un fils de famille bien diplômé avait dû rester sur le
carreau et que ça avait été comme un traumatisme de découvrir ainsi
l’injustice du monde. Mais 12 %, ce n’est pas si loin, cela pourrait
même venir très vite compte tenu de ce qui s’annonce. C’était une rude
leçon de réalisme politique que Bourdieu, ici très spinoziste, avait
donné en rappelant que dans l’Amsterdam du XVIIe siècle, les bourgeois
s’étaient décidés à financer des infrastructures de tout-à-l’égout
lorsque le choléra, tout à fait oublieux des barrières de classe, avait
commencé à emporter leurs enfants.
Il
en va donc probablement des eaux du chômage comme de celles chargées de
miasmes : il faut que le niveau ait suffisamment monté pour venir
importuner les dominants et les décider à remettre en cause leur propre
système, dès lors que celui-ci devient trop directement attentatoire à
leurs propres intérêts…
Et
puis, pour leur malheur, les Indignés français ont contre eux deux
autres idiosyncrasies bien de chez nous. La première, visible par
contraste avec le cas étasunien, tient à l’antipathie spontanée des
confédérations syndicales pour toute forme de mouvement dotée des deux
haïssables propriétés d’être spontané et de leur échapper en grande
partie. À l’inverse, les Occupy ont reçu le soutien discret mais réel,
logistique et politique, de syndicats étasuniens peu habitués aux
mouvements d’ampleur et plutôt contents de trouver ici une opportunité
au moins de « participer » à une démonstration d’échelle (quasi)
nationale.
On
peut compter sur les confédérations françaises pour ne pas apporter le
moindre soutien aux Indignés de La Défense… Le feraient-elles d’ailleurs
que ces derniers s’en méfieraient comme de la peste, pressentant, non
sans raison, la récupération de bas étage. La seconde tare française
bien sûr, c’est l’élection présidentielle et son inoxydable mythologie
qui continue de faire croire à beaucoup qu’elle est le moment politique
par excellence, que c’est là que les choses se décident vraiment et,
justement, ça tombe bien, c’est dans huit mois seulement, donc
rendez-vous en mai …
On
daube actuellement sur l’hybride Merkozy, mais on rira peut-être moins
au moment de découvrir le Sarkollande … Dans ce paysage où tout est
verrouillé, où la capture « élitaire » a annihilé toute force de rappel,
je finis par me dire qu’il n’y a plus que deux solutions de remise en
mouvement : une détérioration continue de la situation sociale, qui
conduirait au franchissement des « seuils » pour une partie majoritaire
du corps social, c’est-à-dire à une fusion des colères sectorielles et à
un mouvement collectif incontrôlable, potentiellement insurrectionnel ;
ou bien un effondrement « critique » du système sous le fardeau de ses
propres contradictions – évidemment à partir de la question des dettes
publiques – et d’un enchaînement menant d’une série de défauts
souverains à un collapsus bancaire – mais cette fois autre chose que la
bluette « Lehman » …
Disons
clairement que la deuxième hypothèse est infiniment plus probable que
la première… quoiqu’elle aurait peut-être, en retour, la propriété de la
déclencher dans la foulée. Dans tous les cas, il faudra sacrément
attacher sa ceinture. Et surtout continuer de réfléchir aux formes
politiques d’un mouvement social capables de lui éviter toutes les
dérives fascistoïdes.
À
constater le degré de verrouillage d’institutions politiques devenues
absolument autistes et interdisant maintenant tout processus de
transformation sociale à froid, je me dis aussi parfois que la question
ultra taboue de la violence en politique va peut-être bien devoir de
nouveau être pensée, fût-ce pour rappeler aux gouvernants cette évidence
connue de tous les stratèges militaires qu’un ennemi n’est jamais si
prêt à tout que lorsqu’il a été réduit dans une impasse et privé de
toute issue.
Or
il apparaît d’une part que les gouvernements, entièrement asservis à la
notation financière et dévoués à la satisfaction des investisseurs,
sont en train de devenir tendanciellement les ennemis de leurs peuples,
et d’autre part que si, à force d’avoir méthodiquement fermé toutes les
solutions de délibération démocratique, il ne reste plus que la solution
insurrectionnelle, il ne faudra pas s’étonner que la population, un
jour portée au-delà de ses points d’exaspération, décide de l’emprunter –
précisément parce que ce sera la seule.
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